Texte : Pascale Mougenot/Grands Reportages
Née en 1975 au pied du Panthéon, l’agence Nomade Aventure est devenue l’un des acteurs majeurs du tourisme d’aventure de l’Hexagone. Plus impertinente et créative que jamais, elle propose aujourd’hui plus d’un millier de périples tout autour du monde.
La tribu Nomade en goguette dans l’Atlas marocain à l’occasion de ses trente-cinq ans. @ M. Ait Addi
1975, c’est la fin de la guerre du Vietnam, le début de celle du Liban et la mort de Franco. C’est aussi le lancement du premier rasoir jetable Bic, la création de Microsoft et… la naissance de Nomade Expéditions, association loi 1901 fondée par Jack Bollet. L’année précédente, son diplôme de sciences économiques en poche, le jeune Bollet s’apprête à partir en stage dans une banque à Hong Kong quand il tombe en arrêt devant un poster de land-rover dans la vitrine d’une petite agence de voyages. Ça tient à peu de chose un destin : l’agence cherche un accompagnateur, voilà Jack en partance pour le Maroc. Tout l’été, il chaperonne des périples à la logistique minimaliste, minibus poussif, camping sauvage et tambouille maison. Cap Nord, Grèce, Iran, Inde… La route est souvent longue. Et c’est parce que l’organisateur refuse de le payer à l’issue de la saison qu’il décide de créer sa propre agence. « Je n’avais pas un sou et j’ai dormi dans ma voiture, place du Panthéon, tout le temps où j’ai préparé ma première brochure », se souvient Jack Bollet, œil bleu malicieux et chevelure blanche en bataille. Elle sort au printemps 1975, imprimée en noir et blanc et à crédit. Arrivent les premiers clients. Avec leurs acomptes, le jeune homme part en Angleterre acheter une dizaine de véhicules. « Des Ford Transit 15 Seaters Diesel », précise Jack. Le tout premier voyage ? Le Cap Nord au départ de la porte de Vincennes. « Je proposais aussi la Grèce, la Turquie, la Russie, le Maroc, une Transsaharienne… En revanche, les grandes traversées de l’Afrique et de l’Amérique du Sud qui me faisaient tant rêver ne se sont jamais vendues. » Deux cent vingt personnes partent avec Nomade Expéditions en cette année fondatrice. Fin 1975, la Marche verte jette des dizaines de milliers de Marocains sur les routes, avec l’objectif d’annexer le Sahara occidental occupé par l’Espagne. Les touristes boudent ce qui est alors la destination phare de la jeune structure et 1976 n’est pas aussi faste. Yves Godeau, qui fondera Club Aventure quelques années plus tard, raconte sa saison saharienne pour Nomade : « C’était l’été de la canicule, je suis parti de Paris en minibus. Notre véhicule n’avait pas le droit d’emprunter les autoroutes, on dormait n’importe où, c’était assez folklorique mais les gens étaient ravis, l’époque était aventureuse. » Arrivé à Tamanrasset, il enchaîne les circuits, les groupes de voyageurs arrivant et repartant par avion de Tunis.
Région de Tamanrasset, au sud de l’Algérie dans la chaîne montagneuse du Hoggar. @ J Lévêque
Si les raids et les croisières automobiles des années 1920 ont ouvert les voies touristiques au Sahara, il faut attendre le début des années 1970 pour qu’une poignée d’agences y propose des voyages de façon régulière. « Le précurseur a été Hommes et Montagnes du Hoggar, un spécialiste des méharées né en 1969. Deux ans plus tard, Explorator lançait ses premiers circuits en 4×4 », rappelle Nicolas Loizillon, qui fut l’un des piliers de ce voyagiste haut de gamme. D’autres suivent : , Eric Expéditions, Club Nord-Sud, Jeunes Sans Frontières, Le Point Mulhouse Expéditions, Allibert Trekking, le Suisse Jerrycan, le Britannique Discover … Hervé Derain est guide chez Jeunes Sans Frontières, Daniel Popp travaille pour Eric Expéditions. Un jour, ils ont envie « d’autre chose ». Ce sera Terres d’Aventure, créé au printemps 1976. «On se faisait déposer dans le Tassili du Hoggar, on renvoyait les véhicules et on n’avait, 15 jours durant, que notre boussole, de l’eau et un peu de nourriture déposée sur quelques points du parcours», détaille Derain. Des journalistes du Nouvel Observateur et du Monde invités à tester le concept s’emballent, le succès est immédiat. Jack Bollet observe ces nouveaux venus avec perplexité : « Je n’avais pas encore compris l’intérêt de la marche. Pour moi, le voyage, c’était la route, voir, apprendre. L’idée de se ressourcer dans le désert m’était totalement étrangère. » Fin 1976, il revend ses camions et investit dans des 2 CV Citroën pour organiser des raids. « Un échec cuisant », analyse-t-il aujourd’hui. Nomade Expéditions est mis en sommeil. En 1978, dans le sillage du premier rallye Paris-Dakar, le désert enflamme les imaginaires. Jack Bollet crée l’association des Amis du Sahara, achète un land-rover et part en repérage dans le Sud algérien, « avec des clients pour rentabiliser le voyage ». À Tamanrasset, il retrouve Terdav : « Ils étaient des centaines à débarquer pour marcher dans le Tassili, je trouvais ça fou. » On le sent aussi un brin jaloux. Le Hoggar et les sables du Ténéré, où un certain Mano Dayak, futur leader touareg, vient de créer Temet Voyages, sont les destinations stars du moment. « Expéditions, méharées au long cours, treks engagés, c’était encore l’aventure, la vraie », témoigne Nicolas Loizillon. Bollet veut en être. Il relance Nomade en 1982, avec un statut d’agence et en lui accolant le mot Aventure. Cette fois, la marche est à l’honneur. « C’était un âge d’or, on ne trouvait plus un âne de bât à louer en haute-saison », s’enthousiasme Lakhdar Khellaoui, un guide touareg qui fut un temps le représentant de Nomade à Djanet avant de devenir son chef de produit Sahara à Paris.
Lakhdar Khellaoui, dans les dunes rouges de la Tadrart en Algérie. @ S Bailly
Du Sahara à la Mongolie
L’année 1991 coïncide avec le début de la guerre civile en Algérie, suivi par la rébellion touarègue au Niger à partir de 1992. Le Sahara central se referme. Jack Bollet part explorer d’autres territoires : Tchad, Égypte, Yémen, Mauritanie, Maroc… « Mais ça ne marchait pas car ma brochure était illisible. » Un copain l’aide à la refaire et tout démarre vraiment en 1994. C’est l’année où Lakhdar ouvre la Libye pour Nomade : « Le pays était soumis à un embargo et les relations avec les fonctionnaires de Kadhafi n’étaient pas faciles. Heureusement, j’avais de la famille là-bas… » Les clients arrivent à Djerba par avion et parcourent mille cinq cents kilomètres en bus pour rallier Ghât. Le retour, via Tripoli pour visiter les sites gréco-romains de Cyrène et Leptis Magna, n’est pas moins long. « C’était fabuleux », dit Lakhdar. À la même époque, Jack découvre la Mongolie. Il achète des 4×4 russes d’occasion à Oulan Bator, sillonne la steppe, invente des itinéraires. Comme partout, il cherche un « gars malin » et l’aide à monter sa boîte en lui donnant un peu d’argent. La condition ? Rester fidèle à Nomade. En Mongolie, ce sera Tuya, une jeune interprète. Les grands espaces constituent alors le cœur de la programmation du tour-opérateur, avec une prédilection pour les déserts mais aussi des incursions en Amérique du Nord comme du Sud, en Afrique subsaharienne et même en Europe, notamment autour des volcans. Fin 1995, Maurice Freund lance le premier vol Point Afrique vers Gao, dans le nord du Mali. Suivent Atar, Agadez, Tamanrasset, Djanet, Ghât, Mopti… Jack Bollet comprend immédiatement qu’il a intérêt à suivre ce trublion qui pose des avions sur des aéroports improbables : « Maurice avait des idéaux humanitaires, il voulait désenclaver ces régions. Moi, je voulais grossir, j’ai bradé les prix grâce aux charters et j’ai vendu le Sahara comme des tomates. Mes concurrents n’ont rien vu venir. » Hervé Derain confirme : « On était tous réticents vis-à-vis de Point Afrique. Nomade y est allé, obligeant tout le monde à suivre car il cassait les prix. »
Tuya en reconnaissance sur les pistes de Mongolie. @ L Bollet
J. Bollet investit tout azimut dans la communication avec un petit parti-pris provoc qui fait mouche et renforce ses équipes. « J’ai toujours recruté sur des profils humains plutôt que des diplômes. Je pense avoir aidé des femmes et des hommes à se réaliser. » Son truc à lui, ce sont les cartes. « Ce que j’aimais, c’était créer des itinéraires originaux. J’ai essayé d’insuffler cette passion aux chefs de produit de Nomade et je pense y être parvenu même si je n’ai pas toujours su les encourager », remarque-t-il du ton de l’homme qui connaît ses qualités mais aussi ses défauts. Véronique Jambon est embauchée au tournant de l’année 2000 pour développer les relations avec la presse. « À l’agence, il y avait des sacs à dos partout, les guides de passage dormaient dans la khaïma installée dans la cave, l’ambiance était celle d’une grande famille. » Elle se rappelle de Jack expliquant qu’« au bout de la piste, il y a un palmier, tu continues et tu trouves un campement de nomades. » Elle découvre « un vrai amoureux du terrain, de la topographie, des paysages ». Mais quand les gens n’ont pas la même vision, ça peut le mettre de méchante humeur. Un jour, en Algérie, les journalistes à bord de son 4×4 bavardent entre eux, indifférents à la beauté qui les entoure. Furieux, Bollet les débarque ! « Par la suite, les voyages de presse se sont faits sans lui », s’amuse Véronique. Elle évoque aussi des méthodes de travail pas toujours très orthodoxes : « Un soir, au bar du coin, après avoir éclusé quelques vodkas, un nom de circuit a surgi : Absolut Désert. » Le programme cartonne. Volontiers iconoclaste, Nomade a toujours revendiqué la simplicité de ses voyages, le plaisir de bivouaquer à la belle étoile, le choix de transports locaux. « Si vous êtes de ceux qui ne s’étonnent plus de rien et qui passent leur temps à tout critiquer, refermez vite cette brochure », peut-on lire en préambule de la plupart des anciennes éditions. À une cliente qui lui pose des questions qu’il juge probablement stupides sur la Mongolie, Bollet rétorque vertement : « Si vous ne le sentez pas, n’y allez pas. » Sans concession.
Success Story
Avec la réouverture du Sud algérien et la montée en puissance de Point Afrique, le début de la décennie 2000 se traduit néanmoins par une croissance vertigineuse : trois mille clients en 1999, six mille en 2000. En parallèle, l’équipe passe de neuf à quatorze puis à quarante personnes. Il aurait alors fallu déléguer, embaucher un directeur. Bollet, loup solitaire peu porté sur le management, épuise les candidats. En 2005, il vend sur un coup de tête. Nomade compte alors douze mille aficionados. Le groupe Voyageurs du Monde reprend les rênes. « C’est une marque dont nous étions tombés amoureux », explique Alain Capestan, DG du groupe et actuel Président de Nomade Aventure. Les chefs de produit restent en place, les agences locales aussi. « Nomade était une pépite, nous sommes arrivés sur la pointe des pieds », ajoute Capestan. « La transition a été douce, on s’est structurés gentiment », confirme Lakhdar. Mais, très vite, les crises se succèdent : économique en France, géopolitique au Sahara avec l’irruption d’AQMI. Puis, ce sont les printemps arabes. Ebola enfin, qui effraie exagérément. « En 2008, le Sahara et le monde arabe représentaient le tiers du chiffre d’affaires, il a fallu se diversifier à toute allure », analyse Fabrice Del Taglia, DG de la marque depuis 2011.
Nouveaux horizons
Répartis autour d’une cour de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève, les locaux du TO reproduisent la planète en miniature : ici, l’Asie et le monde arabe; là, l’Afrique et les Caraïbes ; là, les Amériques. Et là, l’Europe et la France. « Nomade est une marque un peu foutraque », glisse Fabrice dans un sourire, comme pour excuser des bureaux qui ne sont pas rangés au cordeau. En revanche, s’il faut revoir un itinéraire parce qu’un vol direct change la donne ou qu’un spot oublié mérite le détour, c’est l’enthousiasme général. Personne ne compte ses heures. Et personne ne se prend au sérieux. « C’est la force de la « tribu des Nomades », comme ils s’appellent eux-mêmes, rire de tout mais aller au fond des choses », dit Alain Capestan. Et au fond des choses, il a fallu y aller ces dernières années pour défricher de nouvelles destinations, imaginer des centaines de nouveaux circuits. Parmi les « best-sellers » figurent désormais le Sri Lanka, le Cap Vert, la Tanzanie, Madère, le Pérou, le Costa Rica… Depuis deux-trois ans, Nomade mise également sur la Papouasie Nouvelle-Guinée, le Nicaragua, le Zimbabwe, le Japon, la Nouvelle-Zélande… Au total, l’agence propose un bon millier d’itinéraires différents, qui ont tous été reconnus. Après la thématique Famille, en 2000, un département Libre & Nomade a été créé en 2006. Et une brochure « Locomotion » est éditée en 2008, qui rassemble tous les voyages utilisant des modes de déplacement originaux et « couleur locale » : Mobylette au Burkina Faso, 404 à Madagascar, Vespa à Naples, pirogue au Sénégal, caïque en Turquie…
L’idée-force : s’adapter donc aux nouvelles tendances sans renier l’état d’esprit fondateur
Enfin depuis deux ans, sous la houlette du nouveau DG, des voyages Photos, VTT ou Confort se développent, l’idée d’élargir le thème Équestre se dessine. Nomade s’adapte donc aux nouvelles tendances sans renier l’état d’esprit décontracté qui a toujours été le sien. En 2013, les brochures « papier » sont supprimées au profit d’actions de communication – le parrainage d’« Échappées Belles » durant tout l’été 2014 par exemple – et d’un site Internet enrichi, avec « tchat » en ligne, suggestions personnalisées de voyage, etc. C’est donc sur le web que l’on retrouve programmes et promotions mais aussi le blog Nomade’s Land et ces newsletters impertinentes qui incarnent le style maison. Exemples choisis : « Ça bush chez Nomade », « C’est quelqu’un qui Maldives » ou « Des bons plans très hotte », parce que Noël approche. « Nos clients apprécient cette communication décalée », juge Fabrice Del Taglia. Mieux : il semble que ces voyageurs qui ont le sens de l’humour acceptent plus facilement que les autres les aléas inhérents à tout déplacement, a fortiori s’il s’agit d’aller au bout du monde. Une vraie force à l’heure du consumérisme roi.
L’aventure continue. Sont ainsi inscrits au programme de la belle équipe pour cette année anniversaire, un repérage du lac Baïkal gelé pour Issa, le sud sauvage de la Macédoine pour Frédéric et le massif malgache du Makay pour Laetitia et Fabrice, accompagnés pour l’occasion de l’aventurier Evrard Wendenbaum car il s’agit d’explorer une terra (presque) incognita. Chic, de nouveaux périples en vue ! Car si nos Nomades caressent le doux rêve de repartir un jour prochain au Sahara, leur territoire de cœur, ils retroussent aussi leurs manches pour enrichir sans cesse leurs propositions. Il reste tant à découvrir…
Texte tiré d’une édition spéciale, réalisée avec Grands Reportages en mai 2015.
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