Texte : Priscilla Telmon*/Grands Reportages

« Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux » Ecclésiaste

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Ici, ailleurs, partout, se mettre en marche, en lenteur, ralentir l’espace et le temps. Devenir voyageur dans le vaste monde, celui qui va pas à pas sur terre. À la verticale de soi-même, avec des pas d’arpenteur, des rêves d’alchimiste, des bottes d’explorateur pour s’étourdir de démesure. Il existe tant de façons de voyager, plus que de couleurs dans l’arc-en-ciel. Le voyage que j’aime et le seul qui vaille en mon cœur est celui en lenteur, qui consiste à visiter le plus lentement possible les êtres et les choses, à fréquenter patiemment leurs histoires. Voyages d’apprentissage, philosophique, physique. Devenir apprenti d’ailleurs, compagnon du lointain, au sens où l’on entendait « compagnon » au siècle dernier, celui qui parcourait chemins et villes pour connaître un pays.

De sa propre histoire, chacun répond différemment à cet appel. Rêver sa vie et vivre ses rêves, ataraxie épicurienne ? Pourtant, il n’y a aucune aventure sans courage. Physique souvent, intellectuel et moral toujours. Il en fallait aux premiers navigateurs qui craignaient de tomber à côté de la terre, il en faut aux astronautes d’aujourd’hui, il en faudra toujours à ceux qui cherchent le pôle, le sommet vierge, les secrets de la nature ou des civilisations. Et derrière le secret des pôles et des autres, celui d’eux-mêmes. Car que cherche-t-on en marchant pendant des jours et sur des centaines de kilomètres vers Compostelle ou à travers l’Himalaya ? Cette certitude peut-être que la vérité n’est pas au bout du chemin ni dans le bonheur de la destination atteinte, mais bien dans le cheminement lui-même. La marche est un double voyage qui s’interprète à la fois sur la partition du terrain géographique et au recreux de soi. La pérégrination conduit au but, mais permet aussi de plonger intérieurement à la faveur du dépouillement qu’exige le voyage. De cette lente avancée naît une certaine forme de liberté. La marche réconcilie les trois dimensions de l’être : l’esprit, le corps et l’âme. On ne décuple jamais trop ses bras pour étreindre l’univers. Un voyage au loin est toujours voyage au plus près de soi, c’est-à-dire de ce que l’on tient pour vrai. L’humilité (du latin humus, terre) est à l’œuvre, ce qui n’empêche en rien l’épreuve de l’espace. Le souffle qui s’accorde aux pas. Eri de Lucca dit que c’est çà « le voyage » : « c’est d’aller, comme l’âme si elle existe, à pied ».

Le marcheur revient à sa nature profonde, s’emplit de la beauté du monde, ne laisse que l’empreinte de ses pas, apprend que ce qu’il ressent vaut mieux que ce qu’il possède, le tout glané dans le vent des plaines avec le filet à papillons de l’émotion. Le voyage ralentit, densifie le cours des heures et remet en rythme la mécanique du corps farouche. En rythme et en marche, obstinément. Un rythme pour habiter entièrement la vie. Un rythme tendre, sauvage, dense et volubile pour nous ouvrir aux confins de la terre et des ciels. Pour chercher sans répit sa propre musique, sa boussole intérieure. Avec, toujours, ce désir d’espace, ce désir entêtant d’aller voir si certains lieux parlent plus juste, s’ils chantent, s’ils transfigurent. Épouser l’errance qui décale les méridiens, les habitudes, les pensées, les vies toujours à l’heure, avec frénésie et ferveur, dans le sillage ou le souvenir de villes traversées, d’océans et de déserts franchis comme autant de zones d’insomnie, un pas toujours plus haut, d’un univers à l’autre.

Les journées vagabondes s’organisent comme une promesse d’éternité : l’évidence d’une magie simple, d’un lever d’horizon. Se lever, souffler sur les braises, faire chauffer son thé, se mettre en chemin sur la route qui s’étire, se laisser guider par ses pas, sentir un soleil frais sur la nuque, guetter le prochain ruisseau, surprendre un renard, saluer les oies rieuses, s’enivrer du soupçon de magie dans l’air, décider de la halte devant un glacier, passer la paume de sa main sur un désert de lave, se baigner dans l’eau des sources chaudes, se cuire au soleil, se sécher dans le vent, construire le feu du soir, se faire une couche au milieu des montagnes arc-en-ciel, compter les étoiles et s’endormir sous les constellations.

Shakespeare disait qu’« il y a plus de merveilles en ce monde que n’en peuvent contenir tous nos rêves ». Dans la moisson des fuseaux horaires, le monde offert est un cadeau, et s’ouvre à nous par des matins immenses. Les voyages réunis dans ces pages sont autant de levers de jour, jusqu’au bout de la route. Alors, mettons-nous en marche !

* Voyageuse et écrivain, membre de la Société des Explorateurs Français, Priscilla Telmon a notamment publié Himalayas, sur les pas d’Alexandra David-Néel chez Actes Sud. Elle réalise aujourd’hui des films documentaires.

Texte tiré d’une édition spéciale, réalisée avec Grands Reportages en mai 2015.

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